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➔ VeRSatiL - 28 Apr 2021

Si tu te tâtes c'est que t'hésites non ?

VTuber : les Youtubeurs de demain, c'est déjà aujourd'hui

SOMMAIRE+
Premier impact : Kizuna AI et compagnie
Deuxième impact : Tout le monde peut devenir un Youtuber virtuel
Troisième impact : 2020, Hololive, Nijisanji et le confinement
Le Vzoo de Vincennes
Le code du travail aussi est vaguement virtuel
Quelques timides tentatives françaises
Incarner qui on veut, quand on veut

Oubliez les voitures volantes et la 5G dans le Larzac : le futur, c'est d'abord une armée d'avatars virtuels sur YouTube. Ils pullulent déjà, la plupart sont japonais, et comme souvent le but du jeu consiste à vous noyer de contenus pour procrastiner. C'est redoutable, déjà international : les VTubers, plus souvent VTubeuses, trustent depuis longtemps les dons "superchat" sur YouTube, et comme n'importe lequel de vos influenceurs préférés, ils sont déjà payés pour commenter des streams de jeux vidéo. C'est même une industrie bien installée aux chiffres délirants, et le confinement du printemps 2020 a été son meilleur allié. Tout ça en trois impacts bien précis, où les planètes ont toujours été alignées.
Un youtubeur qui dit "fuck you" à longueur de vidéo, quoi de plus naturel au fond ? Ce n'est pourtant pas le seul signe distinctif de Kizuna AI et son emblématique nœud rose. Kizuna AI est kawaii, expressive, et son jeu d'actrice est solide... mais elle n'existe pas. L'illusion est parfaite, tant et si bien que des internautes se demandent régulièrement, même si c'est rhétorique, si l'avatar est bel et bien le produit d'une intelligence artificielle. Mais non, ce n'est rien de moins que l'actualisation otaku de Bill du Bigdil. Sans le savoir à l'époque, ce personnage incarnait pourtant le média du futur.

Premier impact : Kizuna AI et compagnie
Nous sommes en 2016, et Kizuna AI devient la "première" youtubeuse virtuelle. Du moins la première étoile des youtubeuses virtuelles, car Motherboard rappelle l'apparition d'une certaine Ami Yamato avant elle. Mais AI est sans doute le personnage qui va cristalliser une esthétique et une tendance — incarner un personnage en 3D et le modeler à sa guise. En l'occurrence un premier canal dédié aux formats de discussion libre (just chatting) qu'on voit fleurir sur le réseau, quelque part entre la performance d'idol et la comédie d'improvisation. Il ne s'agit pourtant pas de chaînes de stream, mais bien de vidéos léchées et produites, comme le seraient de bons vlogs.

Une seconde chaîne consacrée au gaming suit dans la foulée. Car Kizuna AI se diversifie en touchant aussi à des jeux mobiles, à PUBG, ou à Five Nights At Freddy's, véritable phénomène Internet à l'autre bout du monde. L'idole accède vite à une audience internationale et lâche un petit "fuck you", en anglais dans le texte, qui deviendra un motif récurrent, puis un mème. Un écosystème se forme alors autour du personnage, évidemment lucratif. Outre les revenus publicitaires générés sur YouTube, un merchandising parallèle se développe ; les goodies Kizuna AI atteignent les Animate et autres buildings entiers dédiés à la culture otaku, et pas uniquement à Akihabara et Ikebukuro, les quartiers névralgiques de Tokyo. Kizuna AI chante, sort des singles et se produit en concert (pour l'évolution naturelle d'Hatsune Miku, c'est logique), mais rien n'empêche aussi d'avoir un mug ou un beau livre à sa gloire. Un phénomène qui ne se limite pas au seul Japon : en offrant la possibilité de sous-titrer les vidéos YouTube d'autrui, les fans de démènent pour proposer des traductions dans des temps record.
Résultat : Kizuna AI atteint deux millions de followers en deux ans, sans même compter une chaîne gaming et une autre dédiée à une audience chinoise. Une affaire rondement menée, qui incitera le premier propriétaire de Kizuna AI, la compagnie japonaise Activ8, à lever des millions de dollars pour couver une batterie de personnages moins populaires, mais proposant du contenu parfois absurde, souvent de qualité. Citons par exemple les Omega Sisters, l'équivalent japonais et virtuel d'un Eric & Ramzy des débuts, dans cette galerie hétéroclite.

Deuxième impact : Tout le monde peut devenir un Youtuber virtuel
Kizuna AI est devenue une superstar internationale, mais à présent le robinet est ouvert. Comme toujours dans l'industrie du divertissement, en particulier au Japon, l'attention ricoche sur une nouvelle frange de starlettes jusque-là moins connues. Quoi de plus logique, dans la mesure où le casting "se limite" à modéliser un modèle en 3D, à partir du buste, ou bien de pied en cap. En fonction du résultat visé, une copie gratuite de FaceRig peut faire l'affaire, en réparant les mouvements du visage exactement comme le ferait un vieux filtre Instagram - même un rendu avec une animation minimaliste peut avoir son charme. Et animer un corps entier en 3D n'est plus du tout réservé au cinéma à grand budget ; il suffit d'une caméra Kinect et du logiciel MikuMikuDance, historiquement "suspecté" d'être le matériel qui a servi à la naissance de Kizuna AI. Autrement dit une configuration, poussée ou pas, qui restitue des expressions et, si le matériel le permet, des mouvements, le tout en temps réel, ce qui permet techniquement de rencontrer son idole en convention (ce lointain concept) ou à n'importe quel grand événement de fans.
Un YouTube parallèle se met en place : les colosses fleurissent, et chez les profils plus petits, c'est le zoo de Vincennes : des femmes-chats, des démons, des yôkais, un centaure en costard qui interpelle des célébrités américaines sur Twitter pour exister, des gynoïdes, des monster girls de tous poils et quelques éphèbes virtuels dans le tas. Vous l'avez compris ou vous le saviez déjà : le public est otaku, et majoritairement masculin. Toute cette ménagerie trouve un second souffle sur les réseaux sociaux où les comptes de compilations fleurissent. Certains ont même une mascotte en 3D pour promouvoir leur produit, quitte à faire un contenu de niche et de qualité.

YouTube et Twitter ne sont pas les seuls terrains de jeu pour cette configuration "motion capture du pauvre" qui circule déjà à la télévision japonaise. Des animes particulièrement nichés (et pourtant traduits en français dans des canaux officiels, chez Crunchyroll) paradent avec leur vague 3D. Des personnages désarticulés qui racontent n'importe quoi, parfois littéralement en comédie d'improvisation (Mahou Shoujou Naria Girls, une série datant de l'été 2016, donc avant Kizuna AI), parfois en mauvais programme pour enfants. Le must restant VIRTUALSAN, un anime dédié aux VTubers où interviennent des starlettes de seconde zone. 300 % anecdotique, mais à remplacer dans un amusant contexte médiatique.
Ce qui est intéressant en revanche, c'est que la série est "tournée" dans l'univers de VRChat, lui-même un salon géant où tout le monde peut incarner n'importe qui avec un HTC Vive, qui fait office de matériel optimal. Coïncidence, le logiciel connaît son pic de popularité un peu avant la sortie en film de Ready Player One. C'est aussi un phénomène qui a su sortir du cadre japonisant : l'influence virtuelle la plus célèbre est sans doute Lil Miquela, du haut de ses trois millions d'abonnés sur Instagram. Cette dernière n'hésite pas à prendre des positions franches sur des sujets de société brûlants, chose que ne pourraient pas envisager tous ces personnages orientaux, censés préserver un sanctuaire de fun.

Troisième impact : 2020, Hololive, Nijisanji et le confinement
De mars à la fin d'année 2020, la même spirale sans fin se met en branle à l'aide des algorithmes YouTube : il suffit de quelques clics, sur des vidéos traduites en anglais, voire carrément piquées ou adaptées des contenus japonais, pour voir la page d'accueil inondée. Les internautes français et internationaux moins exposés découvrent un phénomène déjà bien prégnant - à ce stade, les youtubeurs virtuels ne sont plus qu'un agrégat de profils indépendants qui font déjà leurs trucs dans leur coin. Ils existent toujours, mais sont noyés dans une industrie naissante : les générations d'idoles virtuelles, sous un label. Un média du futur naît alors.

La nouvelle référence du genre s'appelle Hololive. Ce label truste le top 25, en abonnés, des VTubers - la première (2,95 millions d'abonnés) et troisième place (1,54 millions) étant toujours occupées par les deux chaînes de Kizuna AI, qui résistent encore et toujours à l'envahisseur. Hololive est un label de Cover Corp, autoproclamé « entreprise de divertissement visuel » et fondé par Motoaki Tanigo, qui a eu du flair. Si Kizuna AI s'est toujours spécialisée en vidéos « rendues », cette nouvelle génération de starlettes font avant tout du streaming, ce qui ouvre la porte à une kilotonne de problématiques, d'usages et questions inédites autour de la discipline.
Le AKB48, en concert à la Japan Expo 2009 (source : Wikipédia)Le AKB48, en concert à la Japan Expo 2009 (source : Wikipédia)
En mai 2020, Hololive gère déjà des dizaines de personnages, les premiers datant de fin 2017. Chaque semestre, des groupes de "générations" sont dévoilés, exactement comme des groupes d'idoles, pour ne pas directement citer le plus populaire d'entre eux, AKB48. En mai 2020, Cover lève 6,6 millions de dollars et crée une branche indonésienne, et même une chinoise, à l'instar de Nijisanji. Bientôt une cinquantaine d'avatars viennent performer au quotidien, pour nourrir leurs chaînes YouTube respectives et prendre part à des concerts virtuels. À ce stade, aucun personnage ne maîtrise l'anglais LV1, mais les gaijin qui récupèrent les meilleurs moments ouvrent des chaînes de compilation et les mettent régulièrement à jour. C'est pourquoi vous avez nécessairement été exposés à ce genre de contenu sans contexte dès 2019, notamment sur Twitter. Et cette internationalisation involontaire, cette cohabitation d'un YouTube canonique et d'un YouTube-de-fans-mais-pirates tend à prouver que le monde entier est un terrain de jeu. Les idoles japonaises ont, fréquemment, une majorité de fans étrangers. Au second semestre 2020 apparaît enfin Hololive EN, et sa première génération de cinq personnages anglophones. L'une d'entre elles est devenue la deuxième VTubeuse mondiale en moins de six mois, une performance probablement vouée à évoluer.

Le Vzoo de Vincennes
L'occasion est parfaite pour établir un mini-catalogue des stars du milieu. Vous en déduirez quelques constantes : elles ont toutes un character design aussi poussé qu'improbable (plus c'est cartoon, mieux c'est), et leur liberté de ton et le grand n'importe quoi qui font le sel de leurs contenus est infiniment moins policé que les "vraies" idoles.

Tout commence avec des "fuck you" stridents, l'étape suivante est une armée de filles kawaii qui sussurent le même "n-word" de GTA V sans comprendre - ou zigouillent tout ce qui bouge, tout en s'excusant avec une voix de gamine. Ce genre de décalage de ton est, sans surprise, la clé pour trouver un auditoire mondial. Dans le top 25 mondial des VTubers, on compte donc…
Inugami Korone (Génération Gamers, 1 420 000 abonnés, 4e mondiale) est la fille-chien mignonne que vous avez déjà probablement croisée. Elle découvre des oldies, joue aux premiers Mario et à Mother 3, et a cultivé une grande histoire d'amour avec DOOM 2016 et son staff. Derrière ses atours adorables, elle aime le gore et les films d'horreur qu'elle « regarde » avec ses abonnés. Une valeur sûre pour tout fan de Let's Play, et on trouve, sur cette chaîne, des manières innovantes d'interagir avec les spectateurs. Exemple : Korone affiche, en plein jeu, des feux de circulation pour signifier si le chat sait se tenir ou pas.

Usada Pekora (Troisième génération, 1 350 000 abonnés, 5e mondiale) L'équivalent otaku de Bugs Bunny. Cette fille-lapin a un œil incroyable pour la comédie, dont le talent se déploie sur le serveur Hololive de Minecraft, où elle embête ses copines et construit des pièges sophistiqués. Sa voix cassée (qu'elle tient en permanence, bonjour les polypes !) et son rire sont caractéristiques. C'est l'un des rôles les mieux « tenus » et les plus charismatiques du réseau. Elle a récemment fait son outing de VTubeuse à sa maman, en plein live.

Kiryû Coco (Quatrième génération, 1 040 000 abonnés, 14e mondiale) est la fan numéro 1 de la franchise Yakuza, dont elle veut épouser le protagoniste éponyme. Cette femme-dragon au design… généreux parle anglais, commence ses faux JT par « good morning motherfuckers » et est tout simplement le compte YouTube qui récolte le plus de dons « superchats » au monde. À savoir plus de 100.000 dollars par mois uniquement avec ce biais. Très connectée avec son auditoire, elle fait un tour régulier des mèmes dédiés à Hololive. Elle a peut-être le modèle 3D le plus travaillé de YouTube.

Akai Haato (Première génération, 1 070 000 abonnés, 12e mondiale) est ce qui se rapproche le moins d'une idole d'AKB48 ; Elle cultive une persona dingue, ce qui rend son contenu gentiment subversif pour un univers aussi policé. Elle fait aussi des trucs « normaux », mais on la retient davantage pour les moments où elle mange (puis vomit) des ramens coréennes épicées immondes en live, et de ce grand moment de courage éditorial où elle a enjoint ses fans à lui envoyer leurs meilleurs vidéos de pieds, qu'elle a ensuite compilées. Le turfu.
Contrairement à la cinquième génération d'Hololive qui a du mal à décoller, la branche EN a fait un premier trimestre canon. Deux des cinq filles cumulent déjà un million d'abonnés. Amelia Watson (1 090 000, 11e) est détective, joue à des titres de puzzles et ses streams sont hautement alcalins, elle n'a pas très bon caractère. Elle est, avec Calliope Mori (1 220 000, 7e) anglophone native. Cette dernière est faucheuse stagiaire, un chara design stylé, une voix grave et elle fait du rap avec sa commu, les deadbeats. Ses yeux fuyants sont caractéristiques et on la voit à l'aise dans le podcast Trash Taste.

Enfin, Gawr Gura a fait exploser tous les compteurs. En même pas six mois, elle capitalise plus de deux millions d'abonnés et seule la chaîne principale de Kizuna AI demeure devant. La nana-requin est tout aussi talentueuse que ses camarades, n'est pas forcément la meilleure productrice de contenu, mais elle est la plus kawaii, a une voix douce et fait un mètre dix : à vous d'en déduire ce que vous voulez.
Vous avez compris le principe ; Hololive est une galaxie autosuffisante et en expansion, dont la formule est simple - des femmes (et certainement un ou deux hommes cachés) talentueuses font du contenu divertissant sur Internet. Leur jeu d'actrices fait la moitié du travail, l'avatar, parfois rendu par un character designer célèbre, fait le reste. La dimension sociale de l'ensemble est capitale : on accroche à tel ou tel personnage pour son univers, pour les streams qui misent le plus possible sur l'interaction, pour la construction d'une trajectoire ; les fanarts pleuvent en permanence et illustrent systématiquement les vidéos sur YouTube.
Pas besoin d'être otaku d'idols pour comprendre que la voix est capitale dans ce contexte. Elle est littéralement vendue, à des prix improbables dans des mini-fichiers sonores, à tout étranger qui souhaite entendre sa préférée lui dire un petit message rigolo ou encourageant, mais 100% impersonnel. D'aucuns trouveraient ça mignon, d'autres un peu pervers de miser sur la potentielle solitude du public quand les avatars ont un design particulièrement sexualisé et sont tenues d'interagir au maximum avec leurs publics respectifs, quitte à repousser distraitement des remarques gênantes en Superchat. Ce rapport un peu trouble file la métaphore avec les idoles, dont les pires travers et le lien par nature ambigu aux fans est régulièrement questionné dans le Japon-pop, de Perfect Blue à Aggretsuko.

Fubuki la louve, Marine la pirate tout le temps excitée, Okayu la louve, Botan la lionne, Watame le mouton, Subaru le garçon manqué, Kanata l'ange, attrapez-les toutes ! Le premier garçon est Kuzuha, 31e au classement mondial, labellisé Nijisanji. Hololive a aussi sa franchise dédiée aux avatars masculins, Holostars. Le phénomène existe, mais chacun sait qu'elles ne correspondent pas à l'usage premier. Toutes ces chaînes YouTube produisent à leur rythme, échangent entre personnages. Comme dans le YouTube-game classique, les collaborations se multiplient, parfois entre japonais et anglophones, donnant lieu à des formats redoutables, comme les compilations de parties Among Us qui zappent entre les points de vue.
Encore une fois du travail de fans, toujours pas inquiétés de piquer, puis traduire, ces contenus. Des amitiés se nouent, les idoles se chambrent entre elles, le tout baignant dans une ambiance positive - tout le monde a sa persona et la cultive, et c'est là que la comparaison avec les idoles se file davantage. Le gigantisme de la situation n'est pas sans conséquence et crée même quelques couacs.

Le code du travail aussi est vaguement virtuel
Comme dans le schéma classique des youtubeurs et des streameurs, c'est d'abord le lien de proximité entre les idoles, fussent-elles virtuelles, et leurs fans qui explique la popularité du phénomène. Mais s'agissant d'une entreprise japonaise, les pratiques internes restent particulièrement opaques sur le vadémécum des personnages.
Pas de politique, on le sait. Et gare à celles qui franchiront la ligne. Quand un beau jour de septembre, Kiryu Coco et Akai Haato passent en revue leurs statistiques et prononcent le mot "Taïwan", drapeau à l'écran, le site de streaming chinois Bilibili et les bilibibilles de Hololive sont prompts à unfollower, signaler et harceler les deux talents. Cover les punira même brièvement pour avoir divulgué les chiffres et "commentaires sensibles sur certaines nations", s'étalant dans la version chinoise du même communiqué. La branche chinoise de Hololive et ses six idoles finiront maltraitées par les utilisateurs de Bilibili, avant que cet improbable billard à trois bandes ne mette fin à ce groupe. Si les VTubeuses ont pu, et c'est rare, garder leurs avatars, ce n'est pas la première fois qu'Hololive réagit mollement à un cas de harcèlement, dans un média où l'anonymat est l'avantage alpha. Les affaires sont les affaires, ces entreprises n'oublient pas non plus de regarder vers l'est : Nijisanji a aussi des branches chinoises, indonésiennes, ou bien encore coréennes...
Civia, l'une des idoles d'Hololive China, explique à demi-mot que sa branche entière a été catapultée.Civia, l'une des idoles d'Hololive China, explique à demi-mot que sa branche entière a été catapultée.
L'opacité d'Hololive est d'autant plus inquiétante si l'on se penche un peu sur l'interaction entre l'entreprise, ses employés et les avatars virtuels. On l'a vu, les donations superchat sur Youtube sur trustées par des VTubeuses. En envoyant votre message avec un peu d'argent, il est mis en valeur, et sera lu lors de streams dédiés. Autant de raisons qui poussent les fans à claquer leurs espèces sonnantes et trébuchantes pour un moment d'attention ou une simple injonction en anglais ; Coco a ainsi rapporté 14 millions de yens en juillet 2020. Vice souligne le camembert supposé de répartition des revenus, dévoilée par l'intéressée : 30 % pour YouTube, et le reste partagé entre elle et Hololive, ce qui est une manière diplomatique de ne rien dire du tout.

Disons-le : quel que soit leur pourcentage alloué, les responsables de Hololive sont d'immenses "macs", et ont majoritairement le pouvoir sur leurs avatars, et non l'inverse. Si un souci de confidentialité ou n'importe quel problème avec un personnage est mis en lumière, il est supprimé sans sommation et ses réseaux sociaux disparaissent dans un écran de fumée. L'actrice qui a acquis sa notoriété, fulgurante ou non, est complètement à la merci de son pygmalion. La branche américaine de Vice a une manière fine de le formuler : si un profil mondialement connu comme Ninja change de plateforme, ses fans peuvent le reconnaître à son seul visage et le suivre.
Pendant ce temps, un phénomène étrange se passe du côté de Kizuna AI : à présent connue, l'actrice originelle est passée à autre chose. En conséquence, l'avatar prend une autre voix et ses vues plongent. Un drama que ses fans ont chroniqué sur Reddit, tandis que le personnage multiplie les vidéos méta un peu étranges pour expliquer ce changement de casting impromptu, brisant allégrement le quatrième mur. Le planning des VTubers interroge également. Tout le monde fait peu ou prou ce qu'il veut dans son coin, mais les marathons sont fréquents ; certaines travaillent comme des dingues, signent des partenariats, performent, chantent, prêtent leurs voix aux « sketches » officiels de la marque. Il n'y a ni horaires ni limites. Au-delà du succès, être une mascotte chez Hololive, c'est d'abord être garant d'une entreprise tech, de ses pratiques (furent-elles faussement inexistantes ou inconnues) et de son bon vouloir.

Quelques timides tentatives françaises
Nous sommes à des lustres d'une branche française d'Hololive, mais des exemples existent pourtant déjà dans l'Internet francophone. Il s'agit de profils confidentiels, qui ne dégagent pas de revenus, font ça par passion et s'intéressaient à la question bien avant que la technologie soit vraiment répandue. Tous sont indépendants par défaut ; il n'y a pas encore de label ou de conglomérat et tout est encore à faire. Mais le contenu est bel et bien là, et lui aussi parfois impressionnant techniquement.
Angel Vayuu, 25 ans, n'a aucune véritable appétence pour la culture pop japonaise, mais elle est fan de robotique et de jouets. Si son personnage a des grands yeux et des cheveux verts fluo de vocaloid, c'est parce que le logiciel gratuit qu'elle a utilisé, Vroid Studio, était gratuit et ne proposait que ce genre de design. Mais Angel est techniquement au point, elle a investi dans une tenue complète de motion capture, ce qui lui permet d'animer précisément son corps comme peut le faire un modèle 3D.

Un modèle qu'elle utilise pour des vidéos axées humour et mèmes (qui mériteraient plus de vues), des vlogs, du let's play classique et des lectures d'articles qui la concernent (en voici un de plus). Il faut dire que la discipline francophone est confidentielle et ses héros peu nombreux. Avec une qualité de rendu comparable à Hololive, Angel atteindra bientôt les 3 000 abonnés après sept ans de YouTube. Elle décrit un univers français de niche, plutôt orienté stream que vidéos produites, et tient à la pérennité de son personnage. Nous sommes loin des problématiques étrangères, mais la question peut se poser : en cas de souci, recommencerait-elle avec un autre avatar ?
Je me suis arrangée pour qu'Angel soit très proche de moi et de qui je suis réellement, j'ai un univers autour du personnage mais j'ai fait ça car je ne peux pas tenir un rôle avec un caractère qui ne me correspond pas sur plusieurs heures de stream. Ce n'est pas possible. J'ai besoin d'être moi-même et être sincère avec les gens. Je ne pourrais pas lâcher mon perso pour un autre tout simplement parce que je ne peux pas "jouer" à être quelqu'un d'autre sur de grosses sessions. Vu que j'ai cette idée de cet avatar vert depuis sept ans, je ne veux pas abandonner ça, Angel ne pourra qu'évoluer et se mettre à jour.

Une vision que partage Ponoki-Chan, un modèle à la ligne éditoriale proche. Il est avant tout le reflet d'elle-même, comme nous avons tous une persona sur le web. « Si j'avais un problème avec, je ferais tout pour le régler comme une personnalité classique du web le ferait. Donc évidemment, je ne passerai l'avatar à personne d'autre. Ce n'est pas une question de voix, la personnalité dégagée via Ponoki m'est totalement propre, et je veux que ça le reste », explique-t-elle. Ponoki a une référence alpha : Codemiko, une virtual streamer anglophone, « plus pour son concept. Codemiko a son univers 3D qui est sous Unreal Engine 4, et là je suis en train de construire un environnement 3D tout codé sous UE4 pour avoir un décor 3D propre sur YouTube et faire des vidéos qualitatives. Je souhaiterais faire un live totalement interactif. Les viewers pourront interagir avec mon décor, ou avec mon personnage. Le but étant de divertir les auditeurs. »
Incarner qui on veut, quand on veut
Être youtubeur virtuel, c'est aussi l'avantage d'être anonyme, et d'incarner qui on veut, sans distinction de genre. Il n'y a pas de barrières, et Angel décrit un milieu bienveillant. « Cette communauté est très ouverte du point de vue LGBTQ », explique-t-elle. « Ça permet à plein de gens d'incarner un personnage avec un genre qui leur correspond. Du coup je vois que du positif là dessus ! » Une manière pragmatique de voir les choses : toute l'écurie Hololive dispose d'un niveau de soin absurde dédié à la physique de leurs seins. Le fait d'être "boing-boing" ou pas est source de la moitié des vannes des auditeurs et des avatars entre eux. Au moins, les internautes nuisibles ont beaucoup moins d'armes pour vous faire du mal.

« Pour ma part, l'anonymat n'est pas essentiellement une obligation pour être VTuber, mais beaucoup font le choix de devenir VTuber POUR l'anonymat. » explique Ponoki-Chan. «Mais il n'y a pas que cette raison, beaucoup souhaitent devenir anonymes pour incarner un personnage qu'ils veulent jouer et ne veulent surtout pas qu'on les mélange avec leur identité réelle. »
Un VTuber masculin a poussé le concept jusqu'au bout lors de notre échange. C'est Issei kai, dont le nom est dérivé d'un genre de light novels, ces romans adolescents où un personnage lambda est propulsé dans le même motif sous couvert de fantasy. Il le décrit lui-même : « Mon personnage est un aventurier virtuel qui s'est fait invoquer depuis la terre vers un isekai. La magie d'invocation incomplète l'a rendu amnésique, mais il s'est réveillé avec la capacité d'utiliser la magie de glace et d'apprivoiser des slimes ». Croyez-le, ce genre de postulat est valable pour des dizaines d'univers à la mode. Lui a repris le concept pour dérouler son imaginaire en vidéos YouTube, distillé dans les autres formats "classiques". Et il est équipé - VSeeFace, Webcam C922 Pro Stream et Leapmotion pour la 3D, et VTubeStudio et son iPhone 11 pour la 2D.
Issei kai prône la fusion entre les deux parties. « Il n'y a pour moi pas de place pour la personne physique "derrière" là dedans, qui viendrait uniquement casser l'identité et l'univers de notre personnage. On peut d'ailleurs faire le rapprochement entre la VTuber Kizuna AI et Nozomi Kasuga qui se dit "Doubleuse de Kizuna AI". Dans les faits, Nozomi Kasuga ne s'est pas présentée en tant Kizuna AI mais en tant que personne la supportant dans son activité de VTuber. (...) C'est le respect de la ligne entre ces deux identités qui fait la différence entre être un VTuber et être une personne avec un avatar. »
Issei Kai est un bon exemple de personnage à l'excellent dispositif technique mais n'ayant pas encore trouvé son public.Issei Kai est un bon exemple de personnage à l'excellent dispositif technique mais n'ayant pas encore trouvé son public.
Trilingue, Issei Kai tente les vidéos en japonais, mais semble perdu dans la masse. Pourtant techniquement très solides, ses vidéos n'atteignent pas encore les trois chiffres de vues. « J'ai décidé de m'orienter premièrement vers un public japonais qui est l'origine du VTubing et donc le premier pays à l'avoir popularisé, et ensuite anglais, vu l'explosion récente du phénomène ! Je n'ai pas encore trouvé mon public français mais je souhaite de tout coeur que le VTubing se popularise également en France », explique-t-il, philosophe.
Angel Vayuu déploie aussi beaucoup d'efforts pour peu de vues, mais garde le moral : « Je ne suis pas si démotivé par les petits chiffres car je vois la progression que je fais personnellement. Je suis fière d'avoir réalisé tout ce que j'ai fait. Même si on peut considérer que c'est peu, j'ai tout de même de bons retours de ma communauté. Je pense sincèrement que c'est la posture la plus saine à adopter pour éviter le burnout et la pression. » C'est la cruelle vérité : quasiment personne ne sait encore s'il y a une place pour un YouTube virtuel français et in extenso ce qu'il est.

Selon Ponoki-Chan, le Vtube français a pour particularité d'être assez mixte, sur environ 60 personnages qui évoluent en sous-marin. Les garçons existent, ils s'appellent Issei kai le sus-nommé, Deat (souvent désigné, y compris par lui-même, comme le tout premier Français du genre), Brams225, Negius Oniyama, et ne baignent pas tous non-plus dans le Japon-pop.
Une situation qui est peut-être vouée à changer, en tout cas indirectement - le personnage peut aussi être la mascotte d'une association otaku, ce qui peut potentiellement la propulser en grosse convention. C'est le cas de Konata Nekoyama, la future égérie de Studio JM. Un projet dirigé par Jonathan, 21 ans et étudiant en cinéma, qui embrasse le japon-pop et modélise ainsi une création d'adolescence. Le personnage était l'héroïne de Dream Girlfriend, un visual novel qu'il a écrit. La future VTubeuse est toujours en recherche de voix, des comédiennes de doublage sont actuellement contactées, et Jonathan espère que sa création sera prochainement incarnée en cosplay. Malgré le COVID, il s'agit d'un projet en phase de développement : plusieurs âmes pourraient lui donner de la voix, et Konata devrait avoir une petite sœur guadeloupéenne japonaise pour se spécialiser dans les critiques de japanimation. Et derrière, toujours le même mantra : "faire vivre le personnage au maximum".

Ainsi cohabitent deux sphères : l'une asiatique, où l'on imagine mal comment un média désormais installé peut encore grandir, et une occidentale, où des youtubeurs en avance sur leur temps depuis six ou sept ans peinent encore à décoller, faute de réelle surcouche sociale et d'interactivité. De son côté, Hololive a lancé sa deuxième génération indonésienne, dont la star est une idole-zombie. Nijisanji recrute des monteurs officiels, anticipant enfin l'énorme flux de vidéos généré par des personnages hauts en couleur. Et parce que la vie nous y pousse, tout le monde se lance sur Twitch… ou ailleurs. Netflix a même lancé son personnage VTubeuse pour incarner la branche animation japonaise du site de vidéos à la demande, un peu comme l'a été la communication de SEGA avec le compte Twitter de Sonic, preuve en est que le canal de communication embrasse pleinement l'identité du produit en question. Si votre streamer ou streameuse préféré(e) devient soudainement virtuel(le), vous saurez pourquoi.