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Le décodeur
Mariole

Pour ceux que ça intéresse, entretien de Bastien Vivès avec Daniel Schneidermann :

Une enquête préliminaire pour diffusion d'images pédopornographiques a été ouverte le 4 janvier 2023 par le parquet de Nanterre, après le dépôt de trois plaintes contre le dessinateur Bastien Vivès, par des associations de protection de l'enfance, pour incitation à la commission d'agressions sexuelles sur mineurs et diffusion à un mineur de messages violents. Deux maisons d'édition sont également visées, l'information visant précisément « La décharge mentale » (éd. Les Requins Marteaux, 2018), « Les Melons de la Colère » (éd. Les Requins marteaux, 2011), ainsi que « Petit Paul » ( éd. Glénat, 2018).

À la fin, après plus de deux heures de discussion, c'est Bastien Vivès qui interroge. ""Et toi, t'en penses quoi ?"" Vaste question.  Je lui demande de préciser. ""Tu penses que je suis sincère ? Dangereux ? Un criminel ? Que j'appartiens au passé ? Que je suis un artiste ?""

Plus de deux heures, qui nous ont vu glisser du vouvoiement au tutoiement (vers une heure quarante). Mais l'interview aurait pu durer encore plus longtemps, tant le sale gosse a soif de s'expliquer (contrairement à ses éditeurs successifs, Olivier Jalabert chez Glénat, et Benoit Mouchart chez Casterman, tous deux aux abonnés absents quand on leur demande une interview sur le sujet).

L'entretien a été interrompu par un curieux incident. Nous sommes attablés depuis une demi-heure quand une jeune femme pose sur notre table, entre le chocolat chaud et le Coca zéro, un livre, "La fabrique des pervers" de Sophie Chauveau, avant de s'éloigner sans un mot. Le livre semble neuf. Y est glissé le marque-page d'une librairie du quartier, laissant penser qu'elle est allée exprès acheter le livre pour l'offrir ainsi au dessinateur. Dans la page ainsi marquée, il est question d'un inceste sur une fillette de quatre ans. Je m'en étonne davantage que Bastien Vivès, qui a semblé ne s'apercevoir de rien. ""Ça vous arrive souvent ?" "Non. C'est la première fois."" En  revanche, il a reçu des insultes, des menaces sur les réseaux sociaux (une quinzaine en deux jours) provenant de comptes non anonymes. Ces mêmes ""menaces"" alléguées par le  Festival d'Angoulême pour annuler l'exposition "carte blanche", qui devait lui être consacrée.

Deux heures de plaidoyer, alternativement coupable et non coupable. Coupable : les insultes contre la blogueuse-dessinatrice féministe Emma, qui a popularisé le concept de "charge mentale", traitée ""d'abrutie mongolienne qui ne sait pas dessiner"",  et dont il souhaitait, dans un message Facebook de 2017, ""qu'un de ses gosses la poignarde et se fasse enculer à chaque like". "Excuses : ""J'avais pas de gosses. À l'époque je suis un punk, un sale con"". Il a d'ailleurs fermé son compte Facebook peu après. Au cœur de la polémique l'automne dernier, il a finalement présenté des excuses à Emma, en expliquant que Facebook l'avait ""rendu con"". Repentance publique doublée d'un message privé auquel l'insultée n'a pas répondu.

Non coupable : tout le reste, dont les trois albums accusés d'apologie de la pédocriminalité et de l'inceste, "Petit Paul, La décharge mentale, Les melons de la colère, "à propos desquels il déploie des plaidoyers confus. Dans la conversation, Bastien Vivès affectionne de manière déraisonnable les termes ""truc"" et ""machin"". Seule une phrase sur quatre environ sort indemne du robinet à justifications, ce qui rend ardue l'exégèse de sa pensée. ""Oui, j'ai un problème d'expression orale. ""Après l'affaire Petit Paul j'ai fait hyper gaffe à ce que je disais, mes interviews sont devenues un peu chiantes. À un moment, j'étais le roi de l'irrévérencieux, je parlais pas comme un footballeur, quoi, j'étais la meilleure gagneuse"" des émissions de radio. Depuis qu'il fait ""hyper gaffe"", on l'invite moins chez Nagui.

Prenons les albums litigieux dans l'ordre de parution.

Les melons de la colère (2011), dans lequel une adolescente (elle-même affligée de seins proéminents et victime de viols collectifs) viole son petit frère Paul, affublé d'un pénis de 80 centimètres de long environ : ""Je voulais une histoire à la Ken Loach. Mais avoir mis du drame dans le porno, ça ne marche pas génial. Le porno doit être burlesque."" À l'époque, l'album, publié dans la collection BD Cul des Requins Marteaux, ne suscite aucun remous.

En février 2018, dans la même collection paraît donc "La décharge mentale".

L'intrigue : une exemplaire mère de famille encourage ses trois filles mineures (17, 15 et 9 ans) à avoir des rapports sexuels avec un visiteur de passage. La benjamine est montrée hilare, après avoir subi une éjaculation faciale." """C'était pas pour ridiculiser le concept de charge mentale, mais le boulot d'Emma"," minimise Vivès. Cette fonction de "réponse" à la blogueuse, Vivès n'en souffle alors mot à son éditeur. """"Je suis d'accord pour dire que c'est le plus... potache de tous mes albums. ""Un album assez punk."" Mais l""e message c'est : parlez ensemble, écoutez-vous." "Ah oui ?" "Le gars a tout ce qu'il veut dans la vie et il est quand même malheureux car ils ne s'écoutent pas dans le couple. ""

Mais tout de même, de telles scènes (que je choisis de ne pas reproduire ici) ne concourent-elles pas à banaliser l'inceste et la pédocriminalité ? Nous voilà au cœur de la question que devra trancher la justice.

Dessiner des bluettes pédopornographiques banalise-t-il, déculpabilise-t-il, ou pire incite-t-il certains lecteurs, à reproduire ces comportements ? Question complexe, sur laquelle les débatteurs peuvent infiniment disputer de la nature de l'œuvre et de son exposition, des intentions de l'auteur, du contexte du moment, ou par exemple de la possibilité offerte au lecteur de s'en distancier, notamment par la présence d'un personnage introduisant lui-même de la distance. """Non seulement les violences sexuelles chez Vivès sont présentées comme séduisantes"", remarque par exemple notre ex-chroniqueur André Gunthert, ""mais elles interviennent dans des situations d'initiation dont l'instigatrice est le plus souvent une femme, qui exempte le sujet masculin de toute culpabilité ou responsabilité."""

Pour Vivès, la présence dans "La décharge mentale" du personnage du visiteur, sidéré par ce qu'il voit – mais qui cède finalement à toutes les tentations – suffit à introduire la distance nécessaire : ""Il faut qu'il y ait un personnage qui dise, arrêtez les gars, vous êtes fous."" Même s'il cède à la fin ? ""Aucun pédophile ne se branle sur mes albums. Il suffit d'avoir ouvert un manga pédophile pour voir la différence."" Et ici je comprends soudain que sa référence essentielle, ce sont les mangas pédopornographiques japonais, comme il le confiait lui-même sur un forum, au début de sa carrière, dans des vieux posts exhumés par "Libération". "Je m'intéressais en effet à un manga ouvertement pédoporno, en reconnaissant que le sujet était abject mais en étant sincèrement intéressé par un dessin que je trouvais extraordinaire. C'est calomnieux d'en déduire autre chose." Ainsi s'explique sans doute qu'il affirme, contre toute évidence, ""je n'ai jamais représenté de scène de cul"".

La même année 2018, parait enfin "Petit Paul", où l'on retrouve le gamin des "Melons" : ""J'ai toujours aimé le fait d'être encombré, handicapé par ses attributs sexuels, aussi bien chez moi que chez mes partenaires."" L'album" "devait paraître sur Daily Toon "(premier site de webtoon, ndlr). "Mais ils ne publient pas de porno"."" "Bref, l'œuvre atterrit, sous blister et avec un autocollant en couverture sur le sexe du personnage, chez l'éditeur BD Glénat." "Sans problème. Les Melons étaient sortis avant, sans histoire. Comme ce n'était plus chez BD Cul, il a fallu que j'en rajoute énormément pour faire comprendre qu'on était dans la parodie."" Premier signe de malaise : même avec l'autocollant, plusieurs revendeurs, dont Gibert et Cultura, refusent à l'époque de placer l'album en rayon (mais le vendent sur demande). Une plainte est déposée, mais classée par le parquet de Paris pour absence d'infraction.

La justice, donc, placera-t-elle sur le même plan représentations réalistes, comme vidéos ou mangas, et représentations grotesques et caricaturales ? De quel poids pèseront les provocations médiatiques de "grololoman", comme l'appellent par dérision certaines de ses adversaires féministes sur les réseaux ? En tout état de cause, la justice devra se livrer à une fine analyse des intentions de l'auteur, en tentant de distinguer (si c'est possible, l'auteur lui-même peinant à faire la distinction) auteur, narrateur et personnages.

Parmi ses camarades de la BD, on ne se précipite pas pour venir au secours de Vivès. Certes, un autre auteur Casterman, le dessinateur Jean-Marc Rochette, fustigeant ""les commissaires politiques"", a annoncé, en solidarité, arrêter lui-même la BD pour se consacrer à la peinture et à la sculpture. Certes, Zep (Titeuf) a posté sur Instagram un dessin commandé à Vivès pour une exposition Zep dans une galerie parisienne, geste immédiatement relevé par des comptes féministes. Mais pour le reste, tous aux abris ! ""Je m'exprimerai le moment venu"," lâche un maître incontesté de la BD, qui exige immédiatement que son nom ne soit même pas cité. Seule à accepter, la dessinatrice féministe Nine Antico, pourtant citée par Vivès comme possible témoin à décharge (et membre du jury d'Angoulême cette année), prend ses distances : ""Il est certain qu'il nous met le nez dans la merde, il nous montre le pire". "Mais ce «pire», il ne l'a pas inventé. ""Si ces bandes dessinées provoquent un profond malaise, les réactions disent surtout que nos regards changent. Moi la première. J'ai constaté que là où je n'avais pas été choquée la première fois à la parution des"" Melons de la colère, ""en 2011 (tandis que j'avais survolé seulement L""a décharge mentale""), je l'étais aujourd'hui.""

Quel est l'avenir artistique de Bastien Vivès ? Situation bloquée. Le dessinateur en veut aux confrères et consœurs qui ont ""ouvert la porte"" aux associations de protection de l'enfance. ""Qu'on me reproche mon comportement de petit con, ça va."" Mais l'accusation de faire l'apologie de l'inceste l'indigne. Quand on lui fait remarquer qu'il l'a nourrie lui-même, en ayant répété haut et fort qu'il dessinait ""des choses qui m'excitent"", tout en dessinant des adolescentes masturbant un adulte, alors la machine verbale s'enlise dans les ""truc"" et les ""machin"".  Passer à autre chose ? ""C'est toute ma vie, le dessin, je l'ai fait toute ma vie"". Cela dit, ""si on me dit d'un point de vue de com, machin tout ça, pour que je puisse refaire un album érotique tranquille, je suis prêt à accepter une petite disette pendant un moment"".

Et donc, ces questions. Criminel ? Laissons la justice juger. Artiste ? Bien sûr que oui. Et toujours auteur d'albums magnifiques et sensibles, comme" Polina", ou "Le goût du chlore". Sincère ? Comment savoir ? Au total, ce qui ressort de deux heures d'entretien, c'est surtout que la révolution MeToo a glissé sur ce mâle alpha surdoué de 38 ans, sans que jamais l'effleure la question de son propre rôle dans la domination masculine millénaire, puisqu'il se situe par définition du "bon côté" sur le mode : ""À la maison, je partage les tâches. Dans ma sexualité, je suis à l'écoute."" La dimension historique de cette libération des paroles dominées est tombée dans le grand sac des ""trucs"" et des ""machins"". Festival de points de suspension : ""Le truc du male gaze et compagnie… la sexualisation du corps de la femme… je sais que la donne a changé…" "Dépassé, Vivès ? Cela dépendra de sa capacité à comprendre et intégrer, intimement, les reproches qui lui sont adressés. Voire, qui sait, en faire un album un jour ?